Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Plus bleu que le bleu de tes cieux
10 novembre 2015

L'homme debout

12122756_10153776034557491_4174234077937864751_n

Je suis l’homme debout. Je suis l’homme debout et ma façon de te toiser, toi simple mortel, t’attire, te repousse, t’intrigue, te dérange ou que sais-je. 

On ne peut pas affirmer que je sois indifférent à ce défilé d’humains. Je pourrais même m’amuser à décrire tous ces regards qu’anime ma grande carcasse déployée. J’aime appuyer sur les détails, moi aussi. Comme on appuie sur l’accélérateur. Alors, voici le puzzle de vos vies devant la mienne : une bouche bée figée dans l’ambre (et la lumière) ; deux yeux bleus grands ouverts sur un abîme de trouille ; ce regard aux joues rougies qui se dérobe timidement à la vue de mon sexe – combien de fois ne l’ai-je vu ce regard ? - ; le scanner de l’analyste biologiste ; le pseudo inspiré qui intellectualise en société tout en grattant sa boîte crânienne dégueulante d’autosatisfaction ; l’artiste maudit l’œil torve de jalousie ; le feint indifférent éructant sa prétention d’en avoir vu d’autres ; l’esthète happé par la lumière ; le lettré figé dans le clair-obscur de son quattrocento vous servant du Michel-Ange à tire-larigot... Je pourrais vous disséquer ainsi pendant des heures, plus de temps encore que vous passez votre regard-scalpel sur le peu qu’il me reste de chair et de peau. Voilà en substance le défilé de vos vies d’humains, vous les prétendants à la science infuse, devant ma présence décharnée. Pour tout dire, cela m’amuse. Oui, vous m’amusez. Votre musée d’humains me divertit.

Je suis l’homme debout. D’aucuns voient remonter en moi les remugles glauques d’un passé de misère. D’autres ne retiennent que la lumière. Ne serais-je que noirceur ? Ne serais-je au contraire qu’un contrepoint, une sorte de faire-valoir à la lumière ? Alors ? Le miroir de vos terreurs ou l’incandescent exutoire ?

Non, je ne suis pas indifférent à votre défilé de l’armée des ombres. « Une âme qui se sait aimée mais n’aime pas en retour trahit la lie qu’elle contient : son tréfonds remonte à la surface ». Voilà ce qu’écrivait Nietzsche dans « Par-delà le bien et le mal ». J’aime que vous m’aimiez mais ne m’en demandez pas tant, sinon je serais fichtrement incapable de faire remonter l’aniline qui vous abîme.

Je suis l’homme debout et ne croyez pas que mes muscles saillants sublimés par la quasi absence de ma peau soient là par hasard. Si je suis décharné, c’est bien pour réduire la distance qui vous sépare de mon âme. Je reviens avec Nietzsche, pardonnez-moi. « Jadis, l’âme considérait le corps avec mépris, et en ce temps fut un pareil mépris le plus haut de tout ;  - Elle voulait que le corps fût émacié, affreux, famélique. Elle pensait aussi furtivement lui échapper, et à la Terre. O ! Que cette âme aussi était elle-même énorme émaciée, affreuse, famélique ! Et cruauté fut la jouissance de cette âme ! Mais vous-mêmes encore, mes frères, dites-moi : de votre âme qu’enseigne donc votre corps ? N’est-elle, votre âme, misère, saleté, et un pitoyable agrément ? En vérité, c’est un sale fleuve que l’homme. Il faut être une mer déjà pour que, sans se souiller, l’on puisse recevoir un sale fleuve. Voyez, je vous enseigne le surhomme ; lequel est cette mer, en qui peut votre mépris se perdre. » Ainsi parlait Zarathoustra.

Mais ne croyez pas que nous soyons quittes dans votre grand jeu de société entre l’ombre et la lumière. A vrai dire, parfois vous m’énervez quand je pense à vous. Parce qu’invariablement vous me faites revenir aux toutes première lignes de Zarathoustra. Suivez-moi dans les tréfonds de mon âme et lisez attentivement cela : « Ainsi me faut descendre dans les fonds comme le soir tu fais lorsque derrière la mer tu descends et au monde d’en bas porte lumière, astre qui surabondes ! »

Je suis l’homme debout et je te porte la lumière, simple mortel, alors de quoi te plains-tu encore ? Parfois ton défilé m’ennuie. Tu entres dans cette galerie d’art, tu traînasses de la savate comme le ferait ton vieux jogging troué du dimanche sur ton sofa éventré, tes chaussures raclent le ciment râpeux et tu avances vers moi, nonchalant, austère, silencieux comme une nonne. Tu m’ennuies souvent, en fait.

Veux-tu savoir ce qui me réjouit plus que tout au monde ? Je m’en vais te le conter.

Au début, je n’étais rien. Juste un peu de poussière comme des étoiles en suspension dans le grenier d’une verte campagne, antre converti en atelier. Ça sent la peinture à l’huile et bon sang que j’aime cette odeur ! Ça fleure bon le bois ancien aussi et ce parfum si particulier que l’on retrouve dans les livres un peu moisis. J’aime cette senteur de la poussière du mystère. Au début, donc, je n’étais rien.

Et puis, silence, il arrive ! La lumière de la lucarne se pose sur son visage qui devise le papier kraft, regard dans le vide prêt à s’accrocher sur les tâches sépias, couleurs noir de fumée ou de charbon gluant, le tout illuminé par un bleu céruléen qui paraît décroché d’un ciel d’étoiles. Des pinceaux, des couteaux, la parfaite table du chirurgien. Il est là, silencieux, pensif, si absent qu’il est éminemment présent. Je sais, c’est très paradoxal et inexplicable mais ayez la sagesse de ne pas vouloir tout savoir : on peut être présent physiquement à un point que vous n’imaginez pas, laisser à penser que votre esprit s’en est allé aux quatre vents, alors qu’il n’a jamais été autant là. Un esprit en substance, en essence, en concentré d’esprit dans un instant d’une intensité que vous ne soupçonnez même pas. Il entre, lui le peintre, avec ses cérémonials habituels, ses petites manies compulsives sans lesquelles il croit qu’il serait fichtrement incapable de créer. Les jours sans, je le soupçonne d’être d’une indigne mauvaise fois et de traquer le grain de sable dans l’engrenage qui lui donnera une bonne raison d’aller maugréer contre le temps qui se passe de lui. Bref, passons nous aussi. Il est là, face à ce que l’on pourrait appeler la feuille blanche mais qui ne l’est jamais chez lui – tricheur invétéré qui a si peur d’être un imposteur – sépia donc parce qu’au fond, il parchemine sévèrement. C’est là où, sans que personne ne le sache, j’interviens déjà.

Je ne suis pas encore l’homme debout. Mais en réalité, je suis déjà. Avec les traits informes de ma caboche, vous vous demandez parfois de quel astre je descends. Je ne le sais pas moi-même. Et pourquoi descendre, d’ailleurs ? Tout se passerait-il au ciel ? Peuple oublieux, dois-je te rappeler la formule de Nietzsche que tu n’as pourtant lue que quelques lignes plus haut ? « Ainsi me faut descendre dans les fonds comme le soir tu fais lorsque derrière la mer tu descends et au monde d’en bas porte lumière, astre qui surabondes ! » Je ne le répèterai pas.

Toujours est-il qu’il se tient là, devant moi, le peintre. Je finis par bien l’aimer. Son regard de grand timide qui se dérobe et jamais ne te fixe dans les yeux. Son grand corps malhabile, peu à l’aise dans la foule. Son âme si peu grégaire. Son humour pince sans rire. Je me suis attaché à lui alors que je n’existe pas encore. Je suis ainsi. Je suis l’homme debout et moi aussi, entre ombre et lumière, entre terreur et attirance, j’ai bien le droit de jongler à loisir avec les paradoxes. Pour qui te prends-tu simple mortel ? Toi seul aurais ce privilège ?

Des pas dans l’escalier. Le voisin. Ce fichu voisin va encore trouver je ne sais quel prétexte pour rompre notre intimité en lui invoquant encore une raison futile d’humain (pléonasme) pour le divertir, le pervertir, le départir, le sortir, l’abrutir, l’anéantir, retentir le mentir de son repentir ? Je n’aime pas quand le voisin s’invite entre nous.

Je ne suis donc pas encore l’homme debout, mais je suis déjà. D’où puis-je venir ? Je sais que cette question vous fascine. A quoi peut bien songer cet artiste quand il croit qu’il me crée et que crissent ses cris dans son cloaque d’humain ? Vous est-il venu à l’esprit une seconde qu’il se peut qu’il ne pense à rien ? Je pourrais vous écrire une thèse sur cet immense trou noir de la création qui surgit quand les pensées surabondent et s’entrechoquent en un chaos exquis, sublime big-bang de la création qui opère un vide sidéral où ne percent que de petites étoiles comme autant de pépites : le chuchotement de ses paroles quand il commence à me parler ; un sourire de contentement extraordinaire quand, dans le grand dessin du hasard il commence à me reconnaître dans son trait habile ; une lueur d’émotion prête à jaillir comme la lumière de mai dans une goutte en suspension sur une clochette de muguet. Il aime tellement que je le surprenne.

Peu à peu, je deviens l’homme debout. Si vous cherchez vraiment à savoir d’où je viens – même si votre insistance me déplaît – je peux vous laisser ces indices en chemin : je suis l’homme debout et je viens d’un monde où personne n’a jamais mis les pieds ; je suis une âme qui erre dans les limbes de l’éternité, une sorte de Charron mythique passeur des enfers qui embarque les morts vers le royaume d’Hadès. Je viens de partout ; je viens de nulle part. Et c’est là toute la magie : lui-même, qui pense me créer, ne sait pas d’où j’abonde. Mais il a la sagesse de me laisser venir, naître dans les méandres de ses huiles et parmi les poussières en suspension de son atelier. J’aime la symphonie de ce musicien du hasard.

Les heures passent. Je le sens presque heureux devant mon regard enfin couché sur la papier kraft. Ma tête un peu penchée qui semble implorer l’humanité est dans une position qui me va bien. Un peu comme ces deux bras ballants à la frontière du peuple singe et des hommes, qui vous renvoient, vous les humains, à vos heures primitives des cavernes. Me voici dressé, planté, d’aplomb comme si je venais juste de sortir de l’état du quadrupède pour m’élever parmi vous, les hommes, oui vous qui pensez que votre science, votre argent, vos croyances, vos guerres ou vos sentiments sont tout puissants alors que la nature vous dominera toujours. J’étais une vague idée de l’homme debout et me voici, là, nu jusqu’à mon âme, dressé devant vous, la lumière illuminant mon poitrail comme si mon cœur irradiait de célestes éclats.

Je suis l’homme debout et j’ai une confession à vous faire, là, maintenant. Laissez-moi d’abord la glisser dans l’oreille du peintre. Après tout, je suis né sous son assistance et c’est bien à lui que revient cette révélation.

Regarde moi, peintre quand je te parle. Je suis l’homme debout et je me livre enfin à toi. Oh, pas de ces petites confidences que nous nous distillons dans ton atelier comme la Pompadour à l’heure du thé dans son boudoir. Laisse-moi te confier un vrai beau secret.

Le voici. Je suis l’homme debout et savoure la vie qui t’a fait homme. Tu exerces ton art avec un talent fou, ce pourquoi je t’ai choisi. Ne te crois pas élu pour autant. Reste tel que tu es, simple et somptueux mortel, l’éphémère. Demeure amoureux des belles choses de cette vie. Et écoute mes mots : sache que quand tu dessines mes traits, quand tu peins mes entrailles ou recueille l’émotion dans l’apparition de mon regard, en vérité c’est moi qui te dessine. Et à chaque fois que tu peindras l’un de mes congénères - qui n’est autre qu’une variation de mon âme sur un accord majeur – tu changeras imperceptiblement sans vraiment t’en rendre compte. Tu grandiras sans doute, tu tomberas parfois et tu te relèveras toujours : mais tu ne pourras rien y faire. Je suis l’homme debout et si tu crois m’inventer de toutes pièces, il n’en est rien. C’est moi qui te fais, mois qui bouge les lignes de ton âme avec ces monstres d’émotion que je charrie en toi. Je suis le laboureur de ton âme. Je te change. Je te pâte à modeler. A chacune de tes toiles tu avances en terre inconnue mais moi, je sais précisément où tu vas. Parce que je ne suis pas qu’un simple dessin que l’on toise dans une galerie.

Je suis l’homme debout, celui qui malaxe ton âme. Le voici donc le secret : à chaque instant dans cet atelier, dans chaque silence qui es le tiens, quand tu pense à moi avant de dormir ou dans l’odeur de ton café matinal, c’est moi qui te crée.

----

Texte inspiré de la toile d'Alain J. Richard (site de l'artiste)

Publicité
Publicité
Commentaires
Plus bleu que le bleu de tes cieux
Publicité
Archives
Articles récents
Publicité